Sommet altitude montagne Alpes
Écrit en solo,  Écrits

Platitudes

Dernière arête. J’ai le souffle court, et sous mes jambes, le sol s’effrite juste assez pour m’offrir la sensation grisante de l’altitude, le vertige, l’adrénaline qui me manquait pour embrasser pleinement le paysage. Pour hurler à l’intérieur de moi “je suis là, je suis en haut”, j’ai dépassé mon corps et transcendé la gravité qui m’écrasait, des centaines de mètres plus bas. Des centaines de mètres.
Il n’y a pas d’échelle, mes yeux transmettent une carte postale qui n’a pas de sens à mon cerveau en pleine hallucination. Il n’y a rien de réel, là-haut. Des vues, des sommets, d’autres aiguilles, des sentiers invisibles. Ces chemins que l’on ne voit jamais d’une montagne à l’autre, dont on ne voit aucune trace même quand on les a déjà arpenté, et qui sont autant de choses impossibles, et autant de possibilités infinies. Ce que je ne vois pas ici, existe ; est-il atteignable pour moi, je n’en suis pas sûre.

Les pentes abruptes cachent souvent les fines lignes sur lesquelles je n’aurais jamais osé poser les pieds. Et pourtant, tant d’autres avant moi, tant d’autres après. Des silhouettes qui manquent de préparation, des ombres qui filent tellement plus vite que la mienne, tant de traces fantomatiques que l’on suit toujours un peu, en courbant l’échine, quand le soleil brûle la terre ou le vent s’invite en chantant entre les pierres.

Je me suis arrêtée tant de fois. Pour un virage, pour une échelle, une pente trop glissante. Pour un coup d’œil au paysage, surtout, pour des photos toujours, et pour admirer faune et flore, de plus en plus. Pour prendre le temps de ressentir, de souffrir un peu, de souffler, et d’être présente. J’ai peiné au départ, j’ai ravalé mes larmes de frustration, et hurlé ma colère gueule ouverte, mais muette. Comme toujours.
À 2000 mètres, toujours, mes jambes ont commencé à prendre le rythme seules. Je me suis sentie enfin légère, là où je devais être, j’ai inspiré enfin, et profité de l’air pour remplir mes poumons pour la première fois peut-être de toute l’ascension. Là-haut, je relâche tout, je peux sourire. Sur la dernière arête, devant un paysage ridiculement immense, les pieds dans le vide. Comme une autre, comme quelqu’un qui est à la fois hors de moi, et pleinement elle-même. Comme si ça avait le moindre sens.

Et pis il a fallu rentrer. Saluer une dernière fois le soleil alors que l’ombre grandissait sous mes pieds, offrir une dernière fois mon visage à la morsure du vent d’altitude, inspirer une dernière fois l’air rare.
La descente, c’est toujours la même histoire. Les yeux sur le chemin qui s’efface, quelques coups d’œils rapides aux massifs qui jouent à cacher leurs sommets, à chaque pas que l’on fait.
Mais dans mon dos et tout autour de moi, je ressens sa présence.
Et tout mon être frissonne.
Je ressens la froideur de la pierre, comme autant de regards inquisiteurs. La hauteur vertigineuse de ces parois à pic, ces murailles infranchissables pour mes jambes. L’ombre coule le long de mon échine et marque mon dos avec des milliers d’aiguilles. La nuit ne suffit pas à effacer les doutes, la peur, et ce sentiment de rage et d’impuissance qui me heurte à chaque pas.

Descendre c’est retrouver la vie à la montagne. La vie en pointillés entre les sommets, dans les rares espaces de liberté volés à la roche, où s’entassent les chimères. Descendre c’est retrouver les mêmes routes, toujours les mêmes routes. Il n’y a pas de chemins de cocagne ; ici, il n’y a pas d’école buissonnière. Il n’y a de sentes cachées à découvrir, il n’y a pas d’infinis possibles, il n’y pas de de voyage que l’on puisse faire sans préparation. On ne part pas une heure, deux, une journée, une semaine, sans suivre les mêmes itinéraires. On sécurise. On prépare. Ou on tombe.

Quand je descends, je pense à la magie des forêts profondes, à la liberté puissante des chemins de traverse, à ces cartes qui coulent dans mes veines et m’ont toujours guidées, à l’instinct ; à la spontanéité des galops libérateurs, au bruissement des feuilles et à ce roulement de tonnerre sourd que font les sabots entre les arbres. Je pense à la texture de la mousse dans mes mains, et la rudesse de l’écorce. Je pense aux griffures que laissent les ronciers sauvages qui cachent toujours les plus beaux passages. Je pense aux ruines et aux châteaux de légendes qui n’existent que dans l’ombre et les taillis de mon imaginaire. À la solitude et au silence.
Quand je descends, je respire à petites lampées, pour ne pas pleurer de frustration et de colère.

Parce qu’on ne vit pas à plus de 2000 m.
Parce que la forêt enchantée est loin, loin en contrebas.
Et que l’entre-deux, terre de compromis, me donne envie de hurler. Mordre. Et m’enfuir.

Encore.

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