De l’errance
Milles mots, étalés comme une crème épaisse sur les pages blanches. Milles mots maintes fois écrits, une nouvelles fois écrasés, lâchés, abandonnés au fond d’un bol, cuisinés sans saveur. Des répétitions à foison, mon esprit en est plein, à chaque minute, et refait inlassablement la même recette en variant les ingrédients un à un. Ce n’est pas que je sois une mauvaise cuisinière, c’est juste qu’au fond, c’est juste maltraiter des casseroles qui m’intéresse. Ça m’occupe l’esprit. Même si je ne retiens rien des recettes ; il n’est pas dupe, et il n’aime pas remplir les tiroirs de ma mémoire d’autres choses que de nostalgie, d’inquiétudes et de colères.
Ce flot qui m’échappe, bouillonnement confus, n’a aucun sens, aucun amont, aucun aval. Il ne coule pas de la montagne et n’atteindra jamais la mer. Il est suspendu quelque part entre les deux, comme moi – sur le fil. Perché sans vertige et à la merci du vent d’altitude.
Tu sais, même ici, j’ai le mal de mer. Même ici, mon souffle doit se caler sur le lent mouvement des vagues. Et toujours, la seule image qui m’apaise est celui de la proue du voilier de mon enfance, même si la mer que je lui donne est une marmite de vents contre courants. Tout, plutôt que l’eau pâle et l’odeur écœurante des rivières de plaines.
Est-ce que quelqu’un a répondu à cette question d’une manière qui me convienne ? Je lis des milliers de mots qui me restent en travers, en essayant de ne jamais pleurer. Absurde fierté mal placée, personne ne me regarde. Cette question, qui en amène tant d’autres, vertigineuses. Foutue question qui navigue à vue et s’amuse à me filer entre les doigts. Qui est-on, loin de la fidélité de nos racines ? Suis-je complète ? Ne suis-je qu’une ombre au fond de l’histoire de quelqu’un d’autre ?
Je tangue encore, et j’ai la nausée, vue sommets.
Mais je n’ai pas le vertige.
Et je pose un pied devant l’autre, même si c’est diablement haut, quand même.
Je n’ai pas de réponse, et je ne suis pas certaine d’en avoir une un jour. J’envie la relative quiétude de celles et ceux qui semblent avoir toujours eu leur place quelque part.
D’où cela peut-il venir ? Ce sentiment étrange d’être à côté, un peu muette, jamais à-propos. Il n’y a pas grand chose dans mon histoire que je puisse lier à ce sentiment, à vrai dire, quelque chose qui l’illustre ou l’explique. D’aussi loin que je me souvienne, il a toujours fallu que je marche, que j’avance, que j’aille voir. Ailleurs.
Je suppose qu’un raccourci facile serait de dire que je me fuis moi-même, et c’est peut-être le cas. Les réponses les plus immédiates et simples effleurent souvent la vérité.
Mais si tel est le cas, comment stopper l’errance à l’intérieur de soi ? Comment dompter la colère qui déborde et lui donner une pente à dévaler, creuser, raviner – jusqu’à sinuer un peu plus calmement en cessant de blesser à chaque pierre retournée ? Comment demander ça aux sommets qui produisent des torrents de montagnes. Comment demander ça sur les côtes ravagées par les tempêtes. Comment demander ça quand il est impossible de dialoguer avec soi-même sans ouvrir ces foutus tiroirs débordants de nostalgie, d’inquiétudes et de colères ?
Milles mots à la minute au fond de mon cœur, milles mots à la minute sur les pages que je rouvre, petit à petit. J’ai repris la lecture et elle me brasse, me heurte, me provoque des dizaines d’émotions méconnues et inconfortables que je ne sais pas comment gérer, comment ressentir. J’ai envie, pourtant, et c’est ce qui a changé peut-être. L’envie de se confronter aux autres et au monde, et la force de le faire.
Alors peut-être que là, un livre sur les genoux, des larmes au coin des yeux et un sourire face à la montagne, c’est peut-être un début de réponse.
J’ai couvé mon errance comme mes colères, parce qu’elles me font me tenir droite et continuer à marcher, qu’elles m’évitent de trop ressentir, anesthésiée par l’impératif – l’urgence. Je me suis roulée en boule autour des petites ingratitudes de la vie, enkystée autour de moi-même. Ça n’a rien de très original, franchement. C’est même si banal, un peu ridicule ! Et pourtant, ça en fait aligner, des mots sans aucun sens. Ça entraîne, mouvement perpétuel à portée de mes dix doigts fort affairés à occuper mon esprit qui digresse encore. Mais vue montagne.
Saloperie de vague à l’âme. Qu’est-ce que c’est beau et con, d’être un être à peu près conscient sur les chemins de sa propre existence.