Rouge cerise, bleu délavé
Elle bat la mesure sous la pluie, et à chaque battement l’eau éclate sur le bitume. J’imagine une musique sur le rythme de ses pas immobiles, quelque chose de haché avec une légère vibe 60s, en admirant le tremblement de ses mains qui gouttent. En trame de fond, derrière les nappes des cordes lancinantes, il y aurait une voiture rouge cerise comme le foulard à son cou, et un ciel bleu pâle comme les veines de ses bras.
J’admire son impatience qui la réchauffe, de derrière la vitre, et la fumée qui frôle ses épaules nues. Quelle étrange idée que de sortir sous une pluie de printemps, en jean & t-shirt. Mais en foulard rouge.
Elle tire une énième bouffée sur une fausse cigarette, les bras croisés sur son haut trempé. Ses yeux sont cachés par une frange trop longue, et par les traînées de pluie sur la fenêtre. Elle a quelque chose d’intemporel, cette gamine trop jeune, même si je suis sûre que la mesure qu’elle bat n’a, dans son monde, rien à voir avec mes vieilles rengaines.
J’ouvre la fenêtre. De là où elle est, elle pourrait voir que je l’observe ; moi, je sens son parfum léger. Mais qui porterait attention à mes yeux délavés, au fond d’une pièce trop sombre ?
Deux voitures passent, elle relève la tête et moi aussi. Aucune n’est pour elle – aucune n’est rouge cerise, et le ciel reste obstinément gris.
Ses pieds augmentent la cadence, et mes mains suivent ses va-et-vient colériques sur les touches du piano. Sans appuyer, pour ne pas troubler la musique de son monde à elle.
Je ne veux pas lui inventer une histoire, juste penser à la mienne – à l’histoire ancienne. Mais je ne peux pas m’empêcher de lui dédier une série de notes gravées dans ma mémoire. Comme tous les jeudis soirs. Et mes carnets sont tous remplis de croches qui éraflent mon cœur.
Aujourd’hui pourtant, son rythme frénétique et son odeur emplissent ma journée plus fort encore que d’habitude.
Où diable est passée la voiture rouge ?
Et ce conducteur que je méprise et qui lui vole ses sourires ?
Je ne peux pas m’empêcher de battre la mesure à mon tour, d’un doigt agacé, sur le bord du piano. Une note m’échappe, puis deux, puis toute leurs frères & sœurs. L’odeur se fait plus forte, la pluie, le bitume, le parfum sous le foulard.
Je me fige ; elle sourit, et chantonne. Je n’avais jamais remarqué que ses yeux sont aussi délavés que son jean usé jusqu’à la corde, aussi pâles que les miens. Je n’avais pas remarqué qu’elle a traversé la rue, et qu’adossée à la fenêtre, elle observe sans retenue aucune la pièce sombre, et la pauvre silhouette qui la hante.
Il n’y a pas de voiture rouge cerise ni de ciel bleu pâle, juste une pluie têtue sous les lampadaires qui heurte les rayons de leur pauvre lumière, et la nuit, et le chant qui tombe naturellement de ses lèvres entrouvertes.
Et mes doigts bien crochetés sur les touches du piano, pour ne pas se balader ailleurs.