Hurleurs
La terre est molle, et s’accroche à mes pas. Une à une les feuilles se détachent et je reste nez au vent, admirant leur ballet silencieux en harmonie parfaite avec la mue de ma peau. J’appelle la pluie pour rincer les dernières écailles, j’appelle de mes vœux les premières tempêtes qui laveraient enfin ce qu’il reste de moi.
Jusqu’ici, pourtant, rien ne chante, rien ne tonne, rien ne souffle ; je respire par petites lampées, les yeux rivés sur les feuilles d’or saupoudrant les fougères et la boue. L’ombre qui s’étire n’altère pas encore leurs reflets. Je ne vois qu’elles. Je ne pense qu’à elles. Je n’existe que pour l’ourlet délicat, les nervures d’or, l’incroyable dentelle de leur chair qui s’effrite sous les coups de butoir de l’automne, et la nuit qui s’invite. La nuit, déjà… Ah.
Trop tard. Penser à la nuit, c’est l’accueillir à bras le corps.
Tenter de se fondre dans le décor ne sert plus à rien. J’inspire à fond, et je ferme les yeux. Je sens déjà l’air frémir, et la terre trembler de froid. Je suis toujours tentée de rester là, attendant l’impact ; mais toujours, toujours, je me mets à courir. Je recule simplement le moment, chaque fois davantage. Peut-être ne se mettent-ils à vociférer que quand j’ouvre les yeux à nouveau ; peut-être ne se mettent-ils à courir que quand je me relève.
Encore une seconde. Une petite seconde, comme quand on négocie avec son réveil.
Ma main accroche la terre, et je me propulse d’un bond. Soudain l’air sature de leurs hurlements. La traque commence, et ils sont plus forts que moi, toujours. Plus rapides, plus agiles, mieux armés, plus affûtés, taillés pour la chasse et rompus à l’exercice. Il n’y a pas de fin heureuse. Juste mes pieds usés par la course, et le seul chemin que je connaisse.
Mes chevilles craquent sur les racines ; derrière moi leurs mâchoires claquent de concert. Des cris longs, stridents, qui lacèrent mon courage. S’ils n’étaient pas si proches, pourraient-ils me suivre à la trace, au seul goût de mes larmes ?
Un dernier virage, un dernier effort. Le souffle me manque. Mes poumons brûlent. Entre eux et moi, il n’y a plus qu’une lame d’air. Leurs griffes râclent le sol si près que le chemin se dérobe sous mes pieds. Encore quelques mètres. Juste quelques mètres, la douleur est dans ma tête, la douleur n’est que dans ma tête.
Le dernier virage. Le dernier espoir. Elle trône là, majestueuse encore, la dernière passion de ma vie. Le tout dernier bastion de ma forteresse en ruine.
Les bêtes me dépassent. Il n’en reste plus que quelques unes ; elles aussi ont subi de lourdes pertes. C’est ma seule consolation, quand la nuit se rallume. Elles hurlent encore si fort, les quelques bêtes absurdes ! Si fort pour les poumons qu’il leur reste. Je m’écroule, tremblante. Et la nuit explose sous leur colère.. La dernière frontière se transforme en un brasier si haut que les braises deviennent mes étoiles.
Je les ai amenées à chaque fois briser leurs rangs sur les plus hauts murs que je connaisse. Les bastions imprenables, disaient-ils, ceux qui tiennent toute une vie. Je leur ai tout livré, chaque nuit, en espérant qu’elles se tueraient à la tâche. En espérant qu’elles me laisseraient quelques miettes, quelques murs intacts sous lesquels me réfugier avec quelques lambeaux de ma peau. Je me serais contentée de souvenirs, je me serais contentée de savoir esquisser un sourire. Je sais déjà pourtant, depuis longtemps, que les batailles perdues présument de l’issue de la guerre.
Que vivre quand il ne reste plus que des ruines fumantes ? Quand l’énergie vitale, je l’ai dépensée à fuir des démons qui ne hurlaient que ce dont j’étais déjà persuadée ? Que sacrifier quand l’autre, le dernier fort, a baissé pavillon lui aussi ?
Assise devant le brasier, je réchauffe ma carcasse une dernière fois en comptant le nombre de bêtes à terre. Mais je sais, déjà, qu’il en restera une. Et que je n’ai plus rien à lui sacrifier cette fois.
Je repense à l’or des feuilles, à la finesse de leurs nervures, et à la beauté de leurs dentelles lorsqu’elles se vident de leur chair. Aurais-je l’air d’une jolie dentelle, moi aussi, les yeux clos et les lèvres bleues, les mains pâles croisées sur ma poitrine ? Quelle idée absurde.
La fumée masque les étoiles. Ma maigre consolation, je la puise dans l’idée que ce dernier fort, cette dernière main qui a tenu la mienne presque jusqu’au bout, a été déserté au bon moment. Au moins, je n’ai entraîné personne jusque là. Au moins, mes courses folles auront peut-être servi à cela.
Je soupire.
La brasier perd en puissance, et une ombre s’avance, lentement. Pas après pas, j’admire sa silhouette élancée, son corps taillé pour la chasse, les griffes sanglantes et la gueule béante, à demi-arrachée.
En me levant, ma tête tourne un peu. Qui habitait là avant, qui résidait dans cette enceinte ? Je ne sais plus.
Je m’adosse contre l’arbre, et j’attends.
J’attends les hurlements, les mots sanglants des bêtes vociférantes, ces mots qui venaient de mes tripes et que je connaissais par cœur, dans le sens comme dans le rythme. J’attends mais il n’y a que le silence, et ses yeux plantés dans les miens. J’aurais dû le savoir, il n’y a plus rien à dire, il ne reste plus rien que de la fumée et le vide auquel j’aspire. Je quitte mon abri pour la rejoindre, lentement, en savourant chaque pas. Elle sait que je ne fuirais pas, et prend tout le temps du monde pour poser ses griffes sur mon cou.
Je pensais qu’elles seraient froides.
Les yeux dans les siens, j’ai un franc sourire. Quand mon corps tombera, verrais-je les feuilles d’or, ou l’immensité noire du ciel à travers les branches ? J’ai vaincu la bête, scandent les derniers battements de mon cœur, j’ai vaincu la bête, je chantonne encore, en la voyant s’écrouler à mes pieds, chienne docile, froide et inerte.
J’ai vaincu la bête, j’ai vaincu la bête, puisqu’elle meurt avec moi.