Écrit ensemble

Contrôle

“Par là ! Le chemin !”

Je te vois partir, le pas plus léger. Le sommet atteint, enfin, après trois ou quatre remontées – glaçantes désillusions. J’ai les poumons en feu, les cuisses qui brûlent ; la pente n’est pas amicale. Je vole quelques précieuses secondes encore pour souffler, en fermant les yeux pour ne pas voir l’épaisse brume m’engloutir et noircir. La nuit est proche. Et nous sommes tout en haut, comme deux joyeux idiots, au beau milieu de notre carte, avec encore toute la moitié d’un périple à accomplir.

Je te voir partir, le pas plus léger, et je sens un frisson le long de mon échine ; mon cœur prend un galop d’enfer. Je te voir partir au nord-ouest, le long des falaises, et ton entrain disloque mes poumons. Ce n’est pas la bonne direction, tout mon corps hurle, chacune de mes cellules est une boussole démente près d’un aimant. Dix secondes de panique absolue, les yeux fixés sur le vide rempli par la brume, la carte en tête, les chiffres du dénivelé qui défilent à toute vitesse et l’espoir en chute libre, qui se disloque sur chaque rocher que je ne peux pas voir, mais que je sais glissants, noirs, coupants, à peine accrochés à la montagne. Dix longues secondes.

Je sors ma boussole, et le GPS. Je t’appelle. J’ai 27% de batterie, à peine, mais je sais déjà ce que l’écran trempé de brume va m’indiquer : il faut aller plein nord, puis nord-est. S’enfoncer dans la brume, tomber dans la nuit, et pas après pas, descendre chaque rocher glissant, noir, coupant, à peine accroché à la montagne. Il n’y a presque plus de lumière. Mais je me sens plus légère. Je sais où aller, je connais la direction ; il suffit de mettre un pas devant l’autre.

Je bute à chaque pas, sur ces fichus rochers d’altitude où des algues arrivent à pousser dix mois de l’année sur douze ; j’ai l’impression de m’enfoncer dans du varech, en pleine montagne. Je serre les dents lorsque la pluie s’invite. Puis le vent se lève, et décide de bousculer notre lente avancée ; des rafales qui nous trempent, nous font glisser, inondent chaussures et poches. Je ne vois rien, rien d’autre que les reflets de la petite lampe de poche dans la marée de pluie qui dégouline sur mes lunettes. Je me sens stupide, avec ces fichues prothèses, empêtrée et gauche.

Après le nord, le virage au nord-est ; la descente se transforme en alpinisme sur certaines sections, que je fais sans dignité aucune, souvent sur les fesses. Le chemin s’est transformé en ruisseau, mais soudain, nord-est ! Les lumières d’un village apparaissent timidement sous le déluge.

C’est beau ; c’est comme découvrir la voie lactée au milieu d’une clairière, quand on se perd en forêt.

Nous devons toujours être au-dessus de la brume ; de temps en temps, les lumières frémissent et disparaissent. Je mets un pied devant l’autre, ou dessous, selon la nécessité ; entre les gouttes sur mes lunettes, la lumière vacille, s’estompe, ou se multiplie comme devant un cristal. Je me répète toujours la même chose, depuis une heure : cela prendra le temps que cela prendra. Nul besoin de se précipiter, nous sommes déjà trempés, frigorifiés, battus par le vent, et bien assez fâchés contre nous-mêmes. La lampe torche fonctionne encore – les téléphones, c’est moins sûr ; nous sommes deux, deux idiots certes ! Mais deux à affronter ensemble notre bêtise. Nous sommes en bonne santé, nous avons tordu quelques chevilles, mais sans gravité. Alors : cela prendra le temps que cela prendra.

De temps en temps, je lève le nez sur lequel la pluie cascade joyeusement, pour admirer le filet de lumière niché entre deux collines, qui frémit et vacille, mais indique toujours le nord-est.

Un pas après l’autre encore, dans le ruisseau qui était il y a quelques heures à peine, un joyeux circuit de randonnée acrobatique, mais presque respectable. Et puis soudain, mes pensées se figent. Un poids immense tombe sur mon cœur, et mes boussoles explosent une à une.
La terreur.
L’air vrombit intensément. Les lumières glissent les unes contre les autres, s’élèvent, disparaissent, comme un chapelet d’étoiles qui s’éloigne vers la voie lactée. Nous laissant seuls. Dans le noir.

De l’est s’élève un vent brûlant, qui nous sèche instantanément ; une lueur orangée implose derrière la montagne. Un trait sinueux fend la brume au-dessus de nos têtes ; l’air chuinte et vrille encore quelques seconde.

Et puis, elle disparaît ; et puis, plus rien.

Rien que deux imbéciles tremblants, le silence, les bourrasques de vent qui reviennent – et avec elles, cette pluie stupide, bornée, glaciale. Rien que le noir et la terre qui craquèle, les rochers qui dévalent et courent se trouver une place là où la bête aux étoiles sur le dos avait fait son nid.

L’espoir se disloque et ce diable de ruisseau l’emporte.

Sur une idée de : Oriane, 17.03.2020 : “Randonnée fantastique”.

Version audio :

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