Écrit ensemble

Étincelle

Je revois les contours que la lune dessine sur le bord des pousses nouvelles, les fils argentés découpés parfaitement, soulignant le velours des jeunes feuilles de hêtre ; celles qui se déroulent comme un tapis que l’on jette en bas des marches. Le reflet de l’astre noyé dans un plan d’eau, mouvant dans la rivière, éclatant sur le bord d’une fenêtre. Comme la lune m’a réveillée, nuit après nuit, pleine et moqueuse… se découpant derrière un mur, ou surgissant d’un nuage. Comme elle a fait tonner mon cœur ! J’y songe et ma respiration s’emballe. Je suis à nouveau l’animal pris au piège dans sa lumière, en apnée et les yeux grands ouverts, persuadée qu’elle arrive, là, droit sur moi. Comme un signe, comme une sentence immédiate. Les dernières secondes. Le brillant de sa masse, le blanc infini, un dernier regard sur les arbres dont la silhouette s’amenuise jusqu’à disparaître.

Elle est imprimé dans ma rétine, coincée sous ma peau entre l’œil et le diaphragme, peut-être en embuscade derrière le plexus solaire. Ses motifs presque effacés en début de matin clair, et ses levers incroyables où elle était trop ronde, trop rousse, trop proche, trop différente.

Alors je ferme les yeux pour la revoir encore, et ressentir mon cœur s’emballer. Revoir l’image dans ma tête, la dame de la nuit gardienne de notre monde, son élégance et ses rides, et les fils argentés de ses cheveux tombés gracieusement sur notre paysage.

Et les fils argentés que d’ici, je ne vois plus.
Et les rides, et les motifs, qui d’ici sont d’immenses crevasses béantes.
Et l’élégance de sa silhouette projetée dans l’ombre, quand derrière la vitre il n’y a que la roche et l’immensité de sa surface morne.

Tu peux ouvrir les yeux. La lueur ne sera pas plus intense. Il n’y aura pas un son, pas un rayon, pas une marque supplémentaire. Pose ton pinceau sur la toile, et laisse couler ta main sûre, comme tous les jours et toutes les nuits. Dessine-moi la lune, encore une fois.

Alors je ferme les miens pour te revoir encore, dans ta bulle, dans ton monde, sous les verrières ; levée comme toutes les nuits depuis que tu sais ramper seule, depuis que tu sais tenir un crayon, drapée dans ton silence et une chemise de nuit toujours blanche, parfaite réplique de l’astre. Doux reflet froid et muet, alignant les traits et motifs, toujours similaires, que je pleure ou que je tonne, que je t’enlace ou que je me cache dans un coin, t’admirant de répéter les mêmes gestes encore et encore. Ces lignes tracées sur les murs, le papier, puis la toile ; toujours les mêmes motifs, toujours la même scène.

Lovée dans le fauteuil, abrutie de fatigue, fière pourtant, et toi enveloppée de blanc et d’argent, le crayon en main ; et la lune qui veille sur son propre pâle visage que tu répètes à l’infini. Les cercles, le grain, toujours plus foncé à droite. Les détails ajoutés couche après couche, et le moment que je préfère, quand tu touches tes lèvres puis efface de ton doigts quelques rides pour les adoucir.

Et puis le fond. L’infini fond que tu hachures, que tu peins avec lourdeur, une toile sombre, si noire qu’elle m’empêche de respirer. Tout sauf un petit morceau de mur, un petit trait sur la toile, une étincelle qui fonce à toute allure vers l’astre blême. Et tu souris ; tu souris et tu te retournes. Tu es là, nimbée de lumière comme un être divin, et tu me regardes, vraiment. Sans un mot et sans un geste. Mais tu me regardes, vraiment.
J’ai veillé toutes les nuits depuis que tu sais ramper jusque sous la verrière, pour cet unique instant ; pour ce seul moment où nos âmes se croisent, quelques secondes, où mon cœur explose sous le choc de la rencontre. Toutes les nuits, dès que j’étais à la maison. Pas un voyage ailleurs, pas un dîner dehors, pas une entorse à nos rendez-vous.

Cette nuit, je ne suis pas là. Mais je sais qu’en bas, à des centaines de milliers de kilomètres sous mes pieds, tu dessines. Probablement sur le mur, comme à chaque fois que je m’absente. À cette heure, tu hachures, et j’ai la respiration saccadée de peur – mais je souris quand même. Tout a enfin du sens. Même si je vrille, même si je décroche, même si j’ai si mal au cœur, même si j’ai trop chaud, même si je ne peux plus bouger.
Même si je suis si loin, si je n’ai plus repères, et si je ne devine même plus la courbure de la terre.

C’est ma dernière orbite. J’ai tenu jusqu’à cette exacte minute, pour atteindre la distance parfaite. Alors je souris, je ferme les yeux, et je pense à ta main qui recouvre le mur de noir.

C’est la distance parfaite. La face cachée de la lune. Là où, d’en bas, tu ne verra peut-être pas vraiment la traînée de comète que je laisse derrière moi. Pour que tu n’aies pas peur. Pour que rien ne change dans ta bulle. Juste au cas où.

Pourtant je sais qu’à cet instant exact, à des centaines de milliers de kilomètres, tu es en train de soigner la trajectoire de ce petit trait blanc sur ta toile, cette étincelle qui explose près de l’astre.

Je peux lâcher les commandes, fermer les yeux, et brûler derrière la lune. Je suis l’étincelle. Je sais qu’à cette seconde précise, à des centaines de milliers de kilomètres de là, tu me regardes. Tu me regardes vraiment.

Sur une idée de : Mélissandre, 17.03.2020 – “Espace”.

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