Encre blanche
Les feuilles sont blanches, l’encre est noire ; telle est la règle tacite de l’écriture, celle que l’on pose sur nos existences. Une feuille vide, et les lignes que l’on trace pour raconter notre histoire, hachurer, laisser couler, deviner des formes et des messages dans les tâches qui grandissent. Et puis un jour, la page est si remplie, si noire, ni imbibée de nous qu’on laisse la main poser la plume et qu’on prend son envol pour un ailleurs qui n’est pas très clair.
Telle est la règle.
Et la règle se nourrit d’exceptions, donc nous n’aimons pas tellement faire partie.
D’aussi loin que je me souvienne, la feuille est noire. Dès l’âge de tenir un stylo, il n’y a que le noir. L’ombre, et le désespoir de tracer des lignes invisibles sur un support qui absorbe, se moque de ma maladresse, efface mes vaines tentatives.
Le noir si lourd, la nuit qui hurle, déchire menu, plante ses griffes en plein jour dès que l’ombre envahit un coin de rue, et l’odeur infâme et âcre de la poussière jusqu’au fond de ma gorge. Les hurlements dans ma tête, et rien ni personne pour écouter mes cris. Alors je me lève et je veille, la peur au ventre, jusqu’à ce que l’aube crucifie quelques morceaux de solitude. Je lis, je rêve de voyages, j’ai toujours la tête un peu ailleurs, la fatigue sûrement ; je ne dis pas grand chose, à quoi bon. J’ai des projets que personne ne comprend, car ils n’ont jamais été exprimés auparavant. Des lubies que personne n’écoute ou ne veut entendre. Pourtant, je les ai vociféré dans ma tête jusqu’à l’étourdissement, jusqu’à les connaître par cœur, jusqu’à ce qu’ils perdent le moindre sens. Alors quand parfois ils tombent, à plat, sur mes côtes, je ne perds même plus le souffle. Je m’attendais déjà à ce qu’ils ne veuillent plus rien dire.
Et puis dire à qui ?
Je suis l’ouvreuse du théâtre qui me met en scène, mal fagotée, payée 10 sous, invisible et laide, la petite pauvresse dont on se moque “gentiment”, qu’on humilie soir après soir sans espoir de voir la dernière.
On m’a rentré dans le personnage de force, parce que l’héroïne doit toujours être dans la lumière, et que c’est un long monologue sur son existence. Je ne suis que l’ouvreuse, silencieuse.
Je n’étais pas à la hauteur des attentes.
Je ne ressemblais pas au personnage imaginé par l’auteure.
Si telle est la règle, alors j’apprends à me taire. Et à en faire une force.
Ma volonté d’exister est farouche ; quelque part, j’ai toujours su que je n’étais pas ce personnage. Parfois, pourtant, les contours deviennent flous, et je m’y perds. Je ne sais plus où est mon point de départ, où sont mes frontières, et les années passent ainsi, recroquevillée sur mon centre, le poing fermé sur les quelques pièces du puzzle qui aurait dû me composer. Terrifiée de me perdre, hantée souvent.
Ma colère est immense, noire, désespérée. Les mots coincés dans ma gorge, qui ne suintent jamais par mes yeux, ne perlent jamais sur ma langue, je les largue dans mes doigts, avec fureur. J’écris, je remplis des pages et des pages de phrases sans aucun sens, des sensations, des cauchemars, noir sur noir, qu’importe, jusqu’à ce qu’imbidé, trempé, inondé des larmes que je ne verserai pas, le papier se déchire.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai voulu crever la feuille. La traverser de mon poing, sortir, fuir, en hurlant jusqu’à exploser en étincelles, faire de la lumière, enfin ! Avaler l’air frais à grandes lampées, respirer vraiment. Boire le soleil dont j’avais été tant privée, cuire ma peau transparente, aller chasser les nuages. Prendre ma mesure, prendre ma place.
Ma colère n’est pas sourde, elle est violence, rage, écume. Mais elle est muette.
Un jour, peut-être. Qu’importe. La feuille se déchire peu à peu, et goutte sur la suivante. Blanche. Tâchée, déjà, mais de ma propre histoire.
Rien n’est effacé, rien n’est pardonné. Mais un jour, peut-être, les mots auront un sens lorsqu’ils seront prononcés.
Peut-on apprendre à parler, à 38 ans ?